You got no place to hide

Elle s'avançait dans les ruelles sombres, une capuche sur la tête. Elle ne devait être reconnue sous aucun prétexte. 


Auparavant, elle ne se serait jamais aventurée dans le quartier noir de la ville, là où les dealers et les marchands d'âmes avaient trouvé refuge. Elle avait toujours mis un point d'honneur à ne pas faire affaire avec des gens comme eux. Mais ça... C'était avant, bien avant que la résignation, la détermination et la colère n'étouffent ses espoirs, ses principes et ses valeurs. Mais après tout, quelle importance ? 

Elle redressa la tête avec prudence.

One look in my eyes

Ses muscles étaient tendus, ses sens en alerte. En journée, il n'y avait pourtant pas de risque qu'elle subisse une attaque de vampire. Malheureusement, elle savait qu'elle avait aussi trouvé des ennemis dans le camp des humains... et des homiférés. Telle le docteur Frankenstein, elle avait créé ces créatures avant de les abandonner à leur propre sort.

Ses poings se serrèrent dans ses poches. Elle n'avait jamais repoussé la peur, la crainte et toutes autres sortes de faiblesses avec autant de force qu'aujourd'hui.


Elle fronça les sourcils, abaissa brusquement la tête, et accéléra le pas. Un frisson lui avait parcouru l'échine.

Your heart hits like a drum

Elle connaissait bien cette sensation... Cette impression d'être suivie et surveillée. 


Elle attira son sac contre elle et plongea une main dedans, le fouillant jusqu'à sentir le métal froid de son arme sous ses doigts. Elle ne la sortit pas tout de suite... Elle ne devait pas se faire remarquer... Les informations qu'elle avait réussi à réunir étaient bien trop importantes. Mais en cas de force majeure, elle n'hésiterait pas à se défendre. 

One misstep, you're mine

Elle tourna dans quelques ruelles, et prit un détour. Hors de question qu'elle emmène l'intrus jusqu'à son domicile. 
Elle s'arrêta finalement dans un recoin, là où la pénombre la cachait entièrement, là où elle pouvait tout voir sans être vue. Elle attendit quelques secondes... Les bruits de pas qu'elle avait entendu quelques instants plutôt semblaient s'éloignaient. Elle s'avança doucement en restant vigilante... Et cette fois, remonta la rue qui menait vers le nord et les habitations de la ville.


Sa mâchoire se serra alors qu'elle s'approchait des habitations. Chaque pas qu'elle faisait était comme un fragment de colère qui s'enfonçait un peu plus dans son cœur. Tout, dans cette ville, lui rappelait qu'elle avait absolument tout perdu. Il ne lui restait plus rien. 
Elle ne lâcha son arme dans son sac qu'à ce moment. Pour autant, aurait-elle vraiment pu riposter face à cet individu qui semblait la suivre ? 

Once you crossed the line

Elle secoua brièvement la tête et soupira. Ca n'avait pas d'importance. Et surtout, c'était trop tard. Elle avait déjà blessé, elle avait déjà tué. Elle n'avait simplement jamais porté directement et volontairement le coup fatal... Mais au fond, qu'est-ce que ça changeait ? C'était peut-être même bien pire. Tout lui échappait, et elle ne pouvait plus reculer. Chaque pas qu'elle faisait la rapprochait un peu plus de la fatalité.


Elle attrapa ses clés dans sa poche, et déverrouilla la porte d'entrée. Elle la referma à clé derrière elle, et abaissa sa capuche. Ses muscles se détendirent finalement... Pourtant, elle avait oublié le sentiment de sécurité qu'elle avait un jour éprouvé. Elle déposa son sac sur la table du salon qu'elle ne prenait plus la peine de débarrasser depuis bien longtemps. Elle se défit ensuite de sa veste, qu'elle jeta nonchalamment sur le dossier d'une chaise, et s'avança vers son bureau distraitement, sans prendre la peine d'éviter les papiers et brouillons qui éparpillaient le sol et qui se trouvaient sur son chemin. 

Elle sursauta brusquement quand elle entendit le son d'une voix et son corps se tendit à nouveau alors que les battements de son cœur accéléraient sous l'effet de l'adrénaline. Elle recula jusqu'à la table, son instinct de survie lui intimant fermement de fuir. 

We'll take them one by one

Elle s'arrêta finalement lorsque sa détermination écrasa sa crainte avec brutalité. Elle redressa la tête, et plongea son regard dans celui de la jeune femme qui s'était introduite chez elle. Ses sourcils se froncèrent légèrement.

- Comment êtes-vous...?
Elle secoua la tête et soupira.

- Non. Peu importe. A vrai dire, je ne savais pas que nous avions rendez-vous. 
Elle s'avança de quelques pas sans détacher son regard du sien. On dit souvent que les yeux sont le miroir de l'âme... Autrefois, une lumière brillait dans ceux de la chercheuse. Une lumière porteuse d'un espoir de liberté et d'une promesse d'avenir. Aujourd'hui, la lumière vacillante s'était évanouie dans la nuit. Son regard n'avait jamais était aussi terne et sombre. Pourtant, si l'on faisait un peu attention, il y avait toujours une leur dans le fin fond de ses prunelles. C'était même bien plus qu'une simple lueur, c'était un feu, un brasier ardent qui consumait tout. Ses objectifs étaient restés les mêmes... Sa détermination, par contre, avait décuplé. Plus rien ne l'arrêterait désormais. Après tout, elle n'avait plus rien à perdre.


Elle haussa les épaules.

- Je suis coupable de beaucoup de choses. Il va falloir que vous me donniez plus de détails si nous devons nous entendre. 
Plus rien ne semblait l'atteindre. Et elle aurait aimé que ce soit réellement le cas. Mais elle ne pouvait s'empêcher de tout absorber, toutes ces émotions qui flottaient autour d'elle, elle les attirait. Elle était sans cesse sur le point d'éclater en mille morceaux, sans jamais pouvoir se briser complètement. Son cœur était à l'agonie en permanence. 

Elle inclina doucement la tête et croisa les bras, comme pour apaiser la douleur aiguë de son organe vital.

- Mais je vous en prie, prenez donc un siège puisque vous êtes déjà entrée sans invitation. Que puis-je faire pour vous que je n'ai pas encore fait, dites-moi ? 

Un sourire amer se glissa sur les lèvres de la chercheuse. Elle avait laissé la porte de derrière ouverte... Bien évidemment. Si elle savait garder certaines informations secrètes et prendre toutes les dispositions nécessaires pour que personne ne découvre ses activités, il était évident, à l'inverse, qu'elle n'avait que faire de sa propre survie. Non seulement elle ne prenait aucune mesure de sécurité, mais son inconscient semblait vouloir la piéger à chaque seconde. Pour elle, les prédateurs qui rôdaient au-dehors ne représentaient peut-être pas la plus grande menace. 

Elle lâcha un soupir. Elle savait, en son for intérieur, que c'était justement à cause de la présence de ces prédateurs qu'elle avait renoncé à se battre pour sa propre survie. En tant qu'humaine, elle n'avait que peu de chances de réussir à s'en tirer. En fait, elle ne savait même pas comment elle avait réussi à rester en un seul morceau jusqu'ici. Mais en vérité, elle n'en était pas sortie indemne, et les blessures qui lui avaient été infligées s'étendaient bien plus loin que sur la surface de son corps. Elles étaient nées à l'intérieur même de son âme et portaient le sceau de sa culpabilité qui refusait toute forme de guérison. Si elle voulait toujours croire en la survie de l'humanité en tant qu'état d'esprit, elle s'était pourtant abandonnée elle-même il y avait bien longtemps de cela. Elle n'avait de pire ennemi que son alter ego, ce prédateur redoutable qui la poussait dans ses retranchements à chaque instant. Comment pourrait-elle avoir les armes nécessaires pour se battre contre ce mal qui lui était propre ? 

Malgré cette fragilité qui caractérisait son âme, elle n'en montra rien, et ne lâchait pas le regard de la jeune femme qui semblait vouloir l'intimider. C'était sans doute l'un des bons côtés d'avoir de nombreux ennemis en ville : elle avait appris à cacher sa crainte, à ne jamais mettre un genou à terre, quoi qu'il lui en coûte. Elle n'avait aucun contrôle sur sa vie puisque celle-ci ne lui appartenait plus depuis des années... Mais elle pouvait encore garder la tête haute. Et c'était tout ce qui importait. 

Elle sourit et quitta le regard de la jeune femme. Elle n'aurait pas d'emprise sur elle.

- Eh bien, nous n'aurions pas eu à emprunter ce détour si vous aviez su être plus discrète. J'ai presque cru que vous vouliez vous faire remarquer.
Elle haussa négligemment les épaules.

- Peut-être ai-je trop d'ennemis... Ou bien peut-être que les personnes dignes de confiance se font de plus en plus rares par les temps qui courent. Quoi qu'il en soit, je suis toujours en vie aujourd'hui. Alors vous pouvez penser que je suis naïve et faible si vous le souhaitez... Ce ne pourra qu'être bénéfique pour moi si vous me sous-estimez.
Elle se tut finalement et observa le changement de comportement radical de la jeune femme qui lui faisait face. Le feu qui brûlait en elle était en pleine contradiction avec le corps qui lui servait de foyer. Elle semblait brisée, malade, elle était dépourvue d'une pièce vitale qui ne cessait de la hanter et de la tourmenter. Jade se pinça les lèvres. Étaient-ce bien les contours de la jeune femme qu'elle tentait de dessiner ou s'agissait-il plutôt d'un autoportrait ? Car, si elles ne souffraient pas des mêmes maux à proprement parler... Elle connaissait, elle aussi, cette sensation de trop vide, de trop plein, de cette vie qui n'avait aucun sens puisqu'elle n'était pas vraiment sienne, parce qu'elle regardait le monde tourner sans lui appartenir. 

Elle fronça les sourcils et cligna des yeux, chassant ces pensées de son esprit. Tout ça n'avait aucune importance. Elle ne devait pas se déconcentrer. Vampires, humains, homiférés, ils étaient tous brisés à leur façon, peut-être même tous de la même façon, par un monde déséquilibré qui causerait probablement leur perte. 

Elle laissa le silence s'installer dans la pièce. Lentement, elle prit un siège qu'elle tira vers elle de manière à être en face de son interlocutrice. Elle prit place, croisa les jambes, déposant ses bras sur les accoudoirs. Un soupir s'échappa de sa bouche, de ceux qu'on émet après une journée de travail éreintante. 

- Que je choisisse de me justifier ou non, d'accepter ma part de responsabilité dans cette affaire ou de la rejeter sur d'autres, ça ne change rien. Ce qui est fait est fait. 
Elle plongea à nouveau son regard dans celui de la jeune femme. Nombreux étaient ceux qui étaient venus lui rappeler sa culpabilité. Ah, comme si elle était capable de l'oublier. C'était sans doute le pire de ses démons, une sangsue qui s'accrochait à son âme et qui aspirait tout ce qu'il restait de ses espoirs, de son innocence, de sa vitalité. Tout ça, dans le fond, était plutôt ironique. Mais elle refusait d'offrir cette fragilité au monde. Si elle était venue ici pour la mettre en genoux... Alors elle n'aurait rien, pas même des miettes. 

Elle haussa un sourcil, surprise par la demande qu'elle venait d'entendre. Elle s'avança sur son siège, réfléchit un instant. Et enfin, elle reprit la parole. 

- Voici une demande plutôt audacieuse. Vous savez... Si j'étais votre amie, je vous dirai que ce n'est pas votre nature physique qui définit la personne que vous êtes. Vous pouvez retrouver la personne que vous étiez si c'est ce que vous désirez, nul besoin de vaccin pour ça. Vous pourriez même sans doute être une meilleure version de vous-même, avec ce que votre nouvelle nature a à vous offrir. Je vous dirai aussi que vous êtes loin d'être faible, vous êtes même sans doute plus forte que vous ne le pensez. 
Son regard s'intensifia quelques secondes, puis elle recula dans le fond de son siège. 

- Mais je suppose que vous êtes bien trop déterminée et obstinée pour écouter mon discours, n'est-ce pas ? Alors si vous le voulez bien, laissez-moi tourner ça autrement. 
Elle se pinça les lèvres alors qu'elle s'apprêtait à énumérer ses arguments. 

- Tout d'abord, scientifiquement parlant, le processus inverse est inexploitable, c'est-à-dire que si j'essayais de vous transformer en vampire à l'heure actuelle en votre état d'homiférée, vous en mourirez. Il n'y a pas une once de chance de survie. Ensuite... Vous devez bien évidemment avoir conscience, j'en suis sûre, que même si je le pouvais, je ne pourrais pas vous accorder ce que vous me demandez. Parce que... Je suppose que si vous voulez retrouver votre statut de vampire, c'est pour le pouvoir, le sang, la chasse. Ce qui signifie que vous deviendriez un autre prédateur pour les humains et les homiférés. Et si je me fie aux apparences... Et bien, je dirai que c'est exactement ce que vous souhaitez. C'est là que ça coince. Si j'ai fait tout ça, c'est pour rétablir un semblant d'équilibre entre les espèces. Et même si ça a mal tourné, il reste un espoir. Je ne peux pas vous laisser détruire tout ça. Ni vous, ni qui que ce soit d'autre.
Elle croisa les bras, signe que la conversation était terminée et ses propos sans appel.

Pourtant, elle inclina finalement la tête. 

- A moins, bien sûr, que vous puissiez m'apporter quelque chose qui pourrait m'être bénéfique dans cette quête d'équilibre du monde. En tout cas... Soyez certaine que de mon côté, je n'ai absolument plus rien à perdre.

Elle ferma les yeux et un large sourire vint éclairer son visage maintenant ensanglanté. Elle souriait comme une enfant qui sentait la chaleur du soleil effleurer sa peau, comme si elle croyait encore naïvement que rien n'importait plus que l'instant présent. Tout venait de voler en éclats. Ses pensées, ses émotions. Et surtout, le verrou de la cellule dans laquelle elle avait enfermé son fardeau s'était brisé. La souffrance et la douleur infligées lui apportaient la libération qu'elle attendait tant. Oh, elle savait bien, au fond, pourquoi elle n'avait de cesse de s'approcher du danger, de provoquer ses adversaires tout en sachant qu'ils pourraient l'écraser en un claquement de doigts. Elle avait passé sa vie à chercher une rédemption qui resterait de toute façon hors de sa portée. Incapable de fuir sa culpabilité qui la rattrapait dès qu'elle croyait faire un pas en avant, elle l'avait finalement laissée gagner du terrain, lentement mais sûrement, jusqu'à s'abandonner complètement à elle. D'une manière ou d'une autre, elle voulait payer pour ce qu'elle avait fait, pour sa vie, pour avoir commis le crime d'être celle qu'elle était. Elle voulait rembourser sa dette, et si sa quête du pardon était purement et simplement vaine, alors elle fermerait simplement les yeux, s'exposant aux balles et aux coups qui lui seraient assénés, puisque c'était le seul moyen de briser enfin ses chaînes. Oh, elle était loin d'aspirer au bonheur. Elle était simplement lasse de se cacher, de tout absorber comme si elle était une foutue éponge, de se protéger de tout et de tout le monde alors qu'elle savait très bien que le véritable danger résidait en elle. Mais là, tout de suite, elle s'en fichait pas mal. Elle voulait crier, exploser, voler en éclats, brûler au grand jour. Même si ça ne durait qu'un instant. Elle voulait exorciser son humanité et la jeter tout en haut d'une falaise sans aucun remords.

Elle avait vu le regard de la jeune fille briller quelques minutes auparavant, pourtant, elle se demandait en ce moment-même pourquoi elle avait tenté de l'apaiser, de l'encourager à être celle qu'elle était. Puisque le monde, eh bien oui le monde n'acceptait pas les êtres tels qu'ils étaient. Il les modelait à sa guise... Et puis il les détruisait, avant de tout recommencer. Tout ça, c'était peut-être bien tout bonnement et tout simplement une grosse blague. Et pourtant, elle était toujours là, à se battre pour des causes qu'elle savait perdues, à se fixer des objectifs qu'elle savait inatteignables. La vérité, c'était que même si elle avait tenté de raisonner son adversaire, ses discours transpiraient la culpabilité et la colère, la vérité, c'était qu'elle se mentait à elle-même en ignorant sa part d'ombre qui prenait de plus en plus de place. 

Elle avait observé le comportement de son ennemie, puisqu'elle était supposée la considérer comme telle. Elle avait l'air vraiment dérangée. Mais le monde était dérangé, le chaos régnait partout, alors la folie pouvait bien devenir la norme aujourd'hui, quelle importance ? Elle l'avait regardé se déplacer et rire comme une poupée de films d'horreur. Ses paupières se soulevèrent légèrement, et elle fronça doucement les sourcils. Peut-être aurait-elle elle aussi les mêmes comportements si elle assumait celle qu'elle était vraiment. Après tout, elle comprenait sans doute mieux l'aliénation que le bon sens aujourd'hui. Tout ça... Tout était futile et méprisable. 

Ses paupières s'abaissèrent à nouveau, son sourire énigmatique étirant toujours ses lèvres, des larmes glissant silencieusement le long de son visage, se mêlant au sang, à la souffrance, au tout et au rien, à l'inutile et au vide.

Je sais bien que je ne suis pas ton amie. Même si nous sommes sans doute plus semblables que tu ne le crois.
Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire. Elle voulait lui dire qu'elle connaissait cette sensation d'être au bord de l'explosion, d'être sur le point de déborder en permanence sans jamais pouvoir le faire tout à fait, condamnée à agoniser jusqu'à l'issue fatale. Elle voulait tout lâcher, se défendre, dire qu'elle n'avait jamais voulu ça, briser des vies, elle voulait seulement réparer ses erreurs passées et non pas les aggraver. Elle voulait aider ceux qui le souhaitaient à retrouver leur nature humaine, pas forcer d'autres à vivre dans un corps qui ne leur appartenait plus. Tout ça, ce n'étaient pas ses idées, ce n'était pas son but. Merde, elle voulait participer à la construction d'un monde meilleur, c'était vrai, c'était pas seulement pour elle et sa rédemption, elle voulait que tous puissent vivre comme ils l'entendaient dans un monde qui accepterait toutes les espèces. Si elle était coupable, c'était de ça, et seulement de ça. Le reste, c'était pas de son ressort. Pourtant, elle savait aussi qu'elle y avait participé, même si c'était involontaire. Mais qu'est-ce que ça changeait, au fond ? Homicide volontaire ou involontaire, le meurtre restait un meurtre. La souffrance n'en était pas moindre, les cicatrices pas moins profondes. Elle n'avait pas le droit, non, elle ne pouvait pas se décharger de ses responsabilités comme ça. C'était trop facile. 

- Je suis désolée.
Elle ouvrit les yeux à demi.

- Si ce sont des excuses que tu es venue chercher, prends-les donc, je te les donne volontiers. Elles sont sincères, tu as ma parole. Fais-en ce que tu veux, ça n'a pas d'importance. Parce que c'est trop tard. Et c'est tout ce que je peux t'offrir.
Une toux l'interrompit et l'empêcha d'aller au bout de sa pensée. Elle sentit le goût du sang dans sa bouche. Elle déglutit. 

- J'en pense que je suis désolée. Voilà. Ce n'est pas ce que je... Non. Peu importe. Tu veux me torturer ? Vas-y. Je ne te fais pas des excuses pour que tu m'épargnes. D'ailleurs, tu ne devrais sans doute pas le faire.
Elle inclina légèrement la tête, sans même chercher à se débattre ou à échapper à son emprise. 

- Mais tu n'obtiendras rien de moi comme ça, c'est une certitude. De toute façon... Je n'ai rien à t'offrir. Ce que je t'ai dit est la vérité : à ce jour, la science ne peut t'aider à devenir à nouveau un vampire.
Une pensée lui traversa brusquement l'esprit. La science non... Mais la magie ? Elle se mordit l'intérieur de la joue. Non. L'usage de la magie lui était limité et elle devait déjà la comprendre et s'en servir pour améliorer le sort des homiférés. Ses recherches lui prenaient beaucoup de temps... Hors de question qu'elle s'en serve pour aider des vampires qui n'avaient d'autre objectif que de chasser l'humain. 
Si elle ne lui proposait rien, tout pourrait se finir maintenant. Dans quelques minutes, elle l'achèverait sans doute, et alors ses projets partiraient en fumée avec elle. Mais elle ne participerait pas encore au règne du chaos. Elle ne pouvait lui offrir ce qu'elle souhaitait. Alors si tout était voué à se terminer ce soir, ainsi soit-il. Elle ferma les yeux, comme si elle était prête à endurer ce moment depuis des années. 

- Fais de moi ce que tu veux.

Et tout à coup, résurrection. Elle se sentait comme un nouveau-né au moment de sa naissance, alors que l'air s'engouffrait avec brutalité et violence dans ses poumons désormais libérés. Ca n'avait rien de miraculeux ou d'heureux contrairement à ce que l'on pouvait croire, contrairement à ce que tout bon parent semblait croire. C'était la vie qui frappait de plein fouet, qui annonçait d'ores et déjà que le chemin allait être semé d'embûches, d'obstacles, que les chutes seraient nombreuses et accompagnées de souffrances plus foudroyantes les unes que les autres. 
Sa gorge sèche, irritée par la quantité d'oxygène qui s'y était infiltrée en si peu de temps, la força à tousser. Et elle toussa, elle toussa, comme si elle voulait recracher cette vie dont elle ne voulait pas et qu'elle avait abandonnée depuis déjà bien longtemps. Mais on ne demande pas l'avis du nourrisson. Il fallait vivre, et marcher, avancer, tout en se persuadant que l'aventure en valait la peine. Parce que c'était la seule façon de s'en sortir sans devenir complètement fou. 

Ses yeux s'ouvrirent à nouveau sur ce monde qu'elle ne voulait plus voir. Elle fronça les sourcils, alors que son esprit, libéré de l'emprise de son instinct de survie, commençait enfin à se questionner sur la situation. Elle observa le visage de la jeune femme, celle qu'elle aurait dû considérer comme son adversaire. Elle voulait comprendre, elle voulait parler, mais son corps avait baissé les armes, sa raison avait perdu toute énergie après tous les combats qu'elle avait menés. Une seule certitude résidait en cet instant : quelque chose avait changé, et rien ne se passerait comme elle l'avait imaginé. 

La jeune femme approcha sa main de la chercheuse, et son instinct de survie, ce foutu instinct de survie qu'elle ne parvenait pas à réfréner malgré toute sa détermination, la força à faire un mouvement de recul. Elle grimaça et tourna légèrement la tête. C'était de la peur, c'était de la faiblesse. C'était elle, et c'était tout ce qu'elle détestait. Brusquement, elle se tourna à nouveau vers sa tortionnaire, plantant son regard dans le sien, plus pour se prouver qu'elle pouvait dépasser ses propres faiblesses que pour provoquer une quelconque surprise ou intimidation. Et puis, la main qui semblait vouloir lui ôter toute vie quelques instants plutôt glissa lentement sur sa joue avec une douceur infinie. Le regard de Jade s'agrandit, à tel point que la lumière qui s'y était autrefois reflétée pouvait presque y être décelée. Incompréhension, perplexité, douleur, douleur, douleur. C'étaient les différentes strates de ses pupilles. Elle ne fit pas un seul mouvement lorsque la poupée qui se brisait lentement mais sûrement tenta d'effacer les traces de sang dont elle était la cause sur son visage. Elle cligna seulement des yeux lorsqu'enfin la jeune femme se recula. Les bruits qu'elle commença à émettre la ramenèrent brusquement à la réalité qui était la sienne, comme si elle venait tout juste se réveiller d'un rêve ou d'un cauchemar. Mais était-ce vraiment la sienne ? Dans quel monde évoluait-elle réellement ? Elle secoua sa tête qui commençait à se faire douloureuse pour fuir ces questions sans réponses. Elle se concentra plutôt sur les paroles répétitives et insensées de la poupée qui éclatait littéralement en mille morceaux. Son esprit tentait de rassembler les morceaux pour y voir plus clair, et plus le puzzle se recomposait, moins elle était sûre que la jeune femme était réellement en train de s'adresser à elle. Elle semblait se battre avec sa propre conscience, ses propres démons, sa propre réalité. 

Elle se redressa, sans pour autant se relever complètement. Le puzzle était complet désormais, son esprit lui rappela sa culpabilité qu'elle semblait avoir oubliée dans le feu de l'action, et celle-ci forma une boule dans sa gorge, qui l'empêchait presque de respirer, mais pas tout à fait. Le voile obscur qui recouvrait habituellement ses prunelles reprit sa place, et elle leva la tête, se forçant à observer la souffrance dévorante de celle qui s'en était prise à elle, la souffrance qu'elle lui avait elle-même infligée indirectement. Peu importe quelles avaient été ses véritables intentions à l'origine. Les conséquences étaient là, bien réelles, parce qu'il n'y avait rien de plus réel que la douleur. 

Elle ferma les yeux un instant, faisant face à sa propre conscience. Lorsqu'elle les ouvrit à nouveau, la détermination les avait rendus plus noirs que jamais. Elle se leva, et s'approcha avec précaution de la jeune femme en crise. Elle était comme un animal sauvage acculé, soumise à l'angoisse d'être repérée par son prédateur qui résidait pourtant en elle. Elle se mit à crier, et la chercheuse, d'un mouvement vif et maîtrisé, attrapa ses poignets.

- Regarde-moi.
Elle plongea son regard dans le sien. Sa volonté avait détruit tous les résidus de doute, de peur, d'angoisse. Sa volonté était puissante, et sombre. Parce que, véritablement, elle n'avait rien à perdre. Rien ne lui appartenait en ce bas monde, à part son âme, que même la mort ne pourrait lui enlever. Alors, la peur lui paraissait en cet instant bien futile.
Mais surtout, elle voulait que la jeune femme lise dans ses yeux qu'elle ne voulait pas lui proposer son aide. Elle ne voulait pas lui tendre la main, elle ne voulait pas attendre qu'elle daigne accepter son aide. Elle ne voulait pas ouvrir les portes, elle voulait les enfoncer, elle voulait détruire l'adversité. Le temps de la diplomatie était dépassé depuis bien longtemps. 

- Tu n'es pas seule. Et puisque cette vie est la nôtre, puisque cette douleur est la nôtre, alors on va l'utiliser pour en faire une arme. On va redéfinir les règles du jeu, et arrêter de se soumettre à celles d'un monde qui nous forme comme de bons petits soldats.
Elle se consumait de l'intérieur. Et si elle laissait d'habitude sa raison la guider, ses émotions avaient écrasé son esprit avec fougue. Au fin fond de ses prunelles brûlait ce désir d'être plus que ce que les autres voyaient en elle, cette ténacité et cette persévérance qui ne l'avaient jamais vraiment quittées même lorsqu'elle voulait baisser les bras. C'étaient des flammes ardentes, dangereuses, les mêmes flammes que celles qui la possédaient lorsqu'elle avait voulu refaire le monde la première fois, mais plus ardentes encore. Elle avait vu ses rêves partir littéralement en fumée, et aujourd'hui, ils renaissaient de leurs cendres, tel le phœnix qui ne meurt jamais et qui devient plus fort à chaque fois que vient la fin. 

Elle redressa la tête, prête à se lancer dans un nouveau combat. Peu importe s'il était vain, dangereux, ou même mortel. Elle vibrait de tout son être, elle sentait la vie couler à flots dans ses veines. Elle n'était pas prête à abandonner cette sensation de sitôt.

Elle relâcha doucement les poignets de la jeune femme, s'exposant à une quelconque riposte. Mais ça n'avait pas d'importance. Elle fit encore un pas vers elle.

- On va trouver un moyen de te sortir de cette situation. J'ai peut-être une idée.