Il suffit d'un rien pour que tout un être soit transformé. Un traumatisme pour qu'une vie soit chamboulée. Un choc pour que les réactions passent d'un extrême à un autre. Charlie était une jeune femme douce et innocente, aux charmes presque enfantins, elle vivait dans la modestie et l'espoir de trouver une âme qui collerait à la sienne. Et puis un beau jour, on la lui a retiré, son âme. Le monde est devenu soudainement plus sombre, plus vide, et le subconscient de Charlie a suivi. Elle a mis un long moment à se remettre de sa mort, s'est sentie plus mal que jamais lorsqu'elle a dû faire ses adieux à sa famille, afin d'éviter que le mystère de sa jeunesse figée ne devienne un problème. Dix ans ont passé, puis vingt, et elle a arrêté de les compter. Elle a arrêté de compter lorsque le calcul rendait évident que ses parents étaient partis depuis un moment. Alors son état d'esprit à totalement changé.

En quelques années, Charlie est devenue une meilleure version d'elle-même. Elle parait si douce et si innocente qu'on lui donne le bon dieu sans confession, et ce n'est clairement pas pour lui déplaire. Ses manipulations n'en sont que plus simples et rares sont les fois où elle doit arracher des membres pour obtenir ce qu'elle veut. Elle préfère amplement la diplomatie, il faut le reconnaître. Elle a évolué avec la culture chic de son pays, abandonnant son ancien milieu modeste pour se faire un nom dans la haute société. Parce que maintenant qu'elle a l'éternité devant elle, et l'impossibilité de profiter des rayons du soleil sans être réduite en cendres, que peut-il y avoir de plus intéressant que de jouer avec la vie des autres ? Charlie aime mener de petites expériences sur la vie humaine et en observer toutes les nuances au fil des siècles. Il faut croire que l'Homme ne change pas tant que ça, finalement, mais il dévoile de plus en plus de couleurs dans son nuancier et c'est tout ce qui la fait pétiller. Ca, et prendre possession desdites couleurs. Chaque opportunité est bonne à prendre et elle les saisit au vol lorsque ça l'arrange. Tout ça n'a pourtant rien à voir avec une quelconque avarice, elle essaie juste de combler le manque qui croît en elle à mesure que sa vie défile. Parce qu'au fond, si elle ne tente pas de grimper toujours plus haut, à quoi donc cela sert-il de rester sur cette terre ? Si elle ne poursuit pas un but, à quoi son éternité se résumera-t-elle ? Elle refuse de finir comme une âme en peine, vague esprit vagabond et terne version d'un passé qui n'est plus. Elle a la force de s'élever, l'intelligence de guider, la volonté de réussir, et elle s'imposera face à tous, avec toute la délicatesse qui la caractérise. C'est une meneuse qui prend soin de ceux qui sont sous son aile mais qui est capable de bien des choses sanguinaires et douloureuses lorsqu'on trahi sa confiance. Au fond, bien qu'elle ne connaisse pas son créateur, elle lui ressemble énormément.

C'est plutôt étrange de se demander quand sa propre vie a réellement commencé. Charlie n'avait jamais vraiment vécu avant de mourir. Demoiselle de famille modeste, elle n'était ni une noble, ni une paysanne. Elle n'avait aucun titre, aucune terre, aucun mari, mais la boutique d'étoffes de ses parents suffisaient à leur donner de quoi vivre et s'adonner aux plaisirs de la vie, tout en offrant une éducation à la jeune femme qui savait lire, écrire et compter. Elle avait eu la chance d'être tombée sur des parents qui avaient eu bien trop de mal à la concevoir pour la donner au premier venu. Charlie était convoitée, sa beauté naturelle, sa douceur et son innocence attirait les pires et les meilleurs à sa porte, avec des dotes toutes plus grosses les unes que les autres. Elle refusa chaque prétendant, et jamais ses parents ne s'opposèrent à ses refus, si bien qu'à 26 ans elle était toujours célibataire et vierge. Pour l'époque, c'était quelque chose de complètement inconcevable. Les jeunes filles étaient mariées aussitôt leurs menstruations débutées et Charlie avait parfaitement conscience de ça. Elle représentait la marginalité de l'époque. Naïve, elle attendait le prince charmant, celui qui ferait battre son coeur, qui changerait tout de sa vision du monde. Fervente admiratrice de la liberté et de l'indépendance, elle s'était promis que rien au monde, et encore moins un homme, ne l'arracherait à sa petite vie tellement simple. Ce n'est pas un homme qui le fit mais un monstre.

Elijah était apparu dans la vie de Charlie comme on aperçoit une étoile filante. Inattendu, mystérieux, beau à voir. Sans qu'on sache trop si elle allait s'écraser sur la couche d'ozone ou la traverser pour laisser un trou béant dans le sol. Sa présence était tellement fugace, et pourtant si attrayante. Elle ne le croisa que quelques fois dans la rue, happant son regard au passage, parfois délibérément, parfois tellement de façon improbable qu'elle en rougissait. Et puis il passa dans la boutique, une première fois, puis une seconde, pour finalement commencer à glisser quelques mots à Charlie. Si son coeur avait pu s'envoler, il l'aurait fait une bonne vingtaine de fois. Parce que vingt, ce fut à peu près le nombre de conversations qu'ils échangèrent entre deux étales de tissus de la boutique. Charlie mit pourtant un certain temps avant de vraiment mettre des bouts de sa personnalité dans leurs discussions, comme si passer ce cap allait changer quelque chose dans sa vie, comme si elle s'engageait dans quelque chose dont elle connaissait l'incertitude. C'était un petit jeu qui avait quelque chose de secret, d'excitant aussi, tant la politesse des mots et la beauté des phrases étaient personnelles. Elle ignorait alors qu'elle se rapprochait inexorablement de la mort. Il était charmant, éduqué, semblait tellement bienveillant, elle avait été touchée en plein coeur par ce sentiment qu'elle repoussait depuis tellement d'années. Un sentiment qu'elle aurait peut-être l'occasion d'exprimer en cette douce soirée d'été puisqu'il l'avait galamment invitée à l'accompagner au bal de saison. Et bon sang, qu'elle avait mis du temps à se préparer. Elle avait mis l'une de ses robes préférées, simple mais élégante, d'un bleu pâle qui mettait en valeur sa peau claire, et qui dénudait sa gorge et ses épaules. Ses cheveux étaient relevés en un chignon tressé qui paraissait avoir duré soixante minutes alors qu'il lui en avait pris cinq. Elle ne portait pas de bijoux, elle n'aimait pas ça, et c'était trop simple de se les faire arracher. Le reflet dans le miroir lui plaisait, et elle espérait qu'elle lui plairait aussi.

Ils avaient passé une bonne heure à s'amuser, à danser, discuter. Charlie n'osait l'imaginer, c'était trop rapide, trop improbable, mais elle avait l'impression qu'une réelle complicité s'était installée entre eux et elle se sentait plus légère que jamais. Si c'était ça, l'amour, elle avait été bien stupide de le repousser jusque maintenant. Rien ne semblait vouloir piétiner sa liberté, elle se sentait même encore plus libre que d'ordinaire. L'odeur d'Elijah était envoûtante, ses paroles tout aussi captivantes, et lorsqu'il lui proposa d'aller prendre un peu l'air dans le grand jardin, Charlie le suivit aveuglément. Ils se rendirent jusqu'au kyosque, là où la lumière de la lune rendait les silhouettes assez sombres pour les rendre floues, mais assez lumineuses pour que Charlie puisse se plonger encore dans le regard profond du noble. La musique était beaucoup plus atténuée mais arrivait quand même jusqu'au morceau de bois, l'endroit idéal pour une dernière danse, que Charlie accepta avec toujours cette même fascination. Le reste, elle ne s'en souvient plus qu'avec la sensation de l'avoir rêvé. Elle se rappelle avoir commencé à danser avec le vampire, avoir sentit son corps se rapprocher du sien, puis leurs lèvres se sceller. Elle se souvient de son coeur, qui battait si fort dans sa poitrine qu'elle le sentait prêt à exploser de bonheur. Puis un goût amer, teinté de fer, mêlé à un liquide qui n'avait rien à voir avec de la salive. Une petite brise tira quelques frissons aux épaules dénudées de la jeune femme, et alors que le Mikaelson mettait fin au baiser, elle n'eut pas le temps de croiser son regard. Pas même une dernière fois. Une douleur vive lui transperça le cou, lui arracha un gémissement étranglé de douleur. Elle se souvient avoir voulu bouger mais s'être sentie prise aux pièges entre les mains d'Elijah comme si on avait gravé une statut de pierre brute autour de son corps. Elle se souvient du noir. Du froid. Du silence. Du vide. Et lorsque ses yeux se rouvrirent, elle était seule, étalée dans l'herbe, avec un trou de mémoire assez grand pour troubler un patient touché par Alzheimer.

L'éternité a du bon là où la remise en question est quotidienne. C'est tellement plus agréable de se dire qu'on a le temps et l'occasion de faire des erreurs, que ça ne coûte rien, qu'on a le temps de tout réparer, de tout recommencer. Charlie mit beaucoup de temps à en venir à cette conclusion, mais elle y parvint. Sa transition de personne vivante à... -A qu'était-elle au juste ?- ... à cette espèce de créature avide de sang fut des plus difficiles. Elle se contrôlait difficilement à l'odeur des Hommes, avait tout le temps faim, ressentait tout de façon décuplée, mais surtout, elle était seule. Personne pour lui apprendre, pour la guider, pour la consoler ou la rassurer. Charlie apprit à gérer sa nouvelle vie par elle-même, avec toutes les difficultés que ça impliquait. Le plus difficile fut de faire ses adieux à sa famille et de rester assez loin d'eux pour ne pas interférer dans leur mort naturelle prochaine. Puis elle commença à errer. Elle se mit d'abord à la recherche d'Elijah, pendant un court moment, sans trop savoir si elle voulait se venger ou lui demander de l'aide. Mais force est de constater qu'à mesure qu'elle le cherchait, elle évoluait, elle apprenait, et elle s'en sortait foutrement bien. Alors quand des vampires plus jeunes commencèrent à s'en remettre à elle pour tenir le cap, elle abandonna l'idée de retrouver Elijah pour monter son propre clan. Puisqu'on avait pas su s'occuper d'elle, elle s'occuperait des autres. Les siècles passèrent et Charlie devint une femme sévère et cruelle, aux paroles douces et mielleuses. Quand elle veut quelque chose, elle l'obtient. Et si la manière douce ne marche pas, elle n'hésite pas à brusquer un peu les choses. Elle protège les siens autant qu'elle se sert d'eux et n'a rien contre un ou deux sacrifices secrets de temps en temps pour mettre à bien ses plans. Mais elle est la seule à pouvoir le faire, quiconque touche à ses petits protégés peut s'attendre à ce qu'elle prenne se revanche, et parfois ça peut prendre des années avant d'arriver. Elle a réussi à se faire un nom malgré tout, a même ouvert une chaîne d'hôtels de luxe qui lui rapportent assez pour qu'elle puisse entretenir toute sa petite famille improvisée sans avoir besoin de compter son budget. Elle regrette le temps où le sang humain était beaucoup plus facile à trouver parce qu'il grouillait les rues, mais soutient complètement le projet de mettre les vampires au pouvoir, tout bonnement parce qu'elle veut faire partie de ceux-là. Après, si les humains devaient reprendre le dessus un jour elle ne s'en plaindrait pas non plus. Du moment qu'elle peut en tirer profit...