La perte d'identité fait plus de dégâts que ce qu'on pourrait l'imaginer. Ceux qui répètent que de chasser le naturel est inutile parce qu'il revient toujours au galop n'ont pas été jusqu'au bout de leur expérience. Saoirse, si. Psychologiquement, elle s'est perdue dans un trou noir d'ignorance et n'a plus vraiment conscience de sa propre existence. Les malheurs de sa jeunesse, puis de sa vie de vampire et enfin de son temps passé en laboratoire ont littéralement explosé sa personnalité. Elle est passée par toutes les formes de caractère qui puissent être pour ne finalement plus en contrôler une seule. Saoirse est folle, littéralement. Elle a perdu la raison, le sens des réalités et la faculté de réfléchir avec logique. Elle est complètement impulsive, imprévisible, et si elle n'est pas complètement insouciante des dangers qu'elle rencontre, elle ne les évite pas puisqu'au contraire elle s'en amuse. Il n'est pas rare de l'entendre rire, un rire qui n'a rien de joyeux mais qui provient des tréfonds de sa vie malheureuse, lorsqu'elle souffre ou qu'elle fait souffrir. Elle est capable de passer du rire aux larmes en un claquement de doigts, et inversement, soumise à ses émotions qui débordent en elle comme un torrent un jour de tempête. La plupart du temps elle paraît calme, taciturne, et heureusement sinon elle n'aurait pas réussi à se planquer parmi la population, mais si elle réussit parfaitement à faire croire à son entourage qu'elle est parfaitement saine d'esprit, dans sa tête c'est une autre histoire. Son regard est le reflet de toutes ses émotions et par là passe un tourbillon bordélique de sentiments tous plus sombres les uns que les autres. Elle a pourtant une bonne locution, une réflexion intelligente et son trouble n'a rien de visible puisqu'elle est capable de tenir des conversations et de se tenir en société, mais il s'agit ni plus ni moins d'une bombe à retardement capable des pires atrocités contre quelqu'un qui la pousserait trop loin. Mais pour les plus observateurs, son bordel interne n'est pas complètement invisible.

Quatre grandes époques ont rythmé la vie de Saoirse. La jeune femme est née en Irlande, dans une ville côtière riche et prospère. Fille de forgeron dont l'épouse est morte à l'accouchement, elle a vécu un peu à la garçonne et a manié les armes avec son père lorsque leur temps libre le permettait. Convoitée par quelques hommes du village pour sa beauté et la richesse de son père, elle s'amusait à les faire mariner, laissant naître des espoirs sans jamais les faire éclater. Saoirse n'était pas franchement attirée par le mariage et son père, qui commençait à vieillir, ne pouvait que réclamer la compagnie de sa fille qu'il aimait plus que tout. Elle s'attendait à avoir des enfants un jour mais pas maintenant. A 15 ans elle était pourtant largement en âge de s'unir à quelqu'un, d'autant plus que toutes ses amies d'enfance avaient, bon gré mal gré, toutes trouvées un parti. De ce côté là, la jeune femme était plutôt chanceuse puisque son père n'aspirait ni à monter dans la hiérarchie ni à augmenter ses richesses. Elle avait tout le loisir de faire ce qu'elle voulait du moment qu'elle ne déshonorait pas leur nom. Sa douceur contrastait à merveille avec son habilité à planter un oiseau d'une flèche à plusieurs mètres de hauteur et elle se faisait d'autant plus séduisante à mesure qu'elle grandissait et obtenait de véritables formes de femme. A 16 ans, elle nageait en plein bonheur dans sa vie simple et indépendante. Plus jamais dans le futur elle n'eut l'occasion de retrouver ce sentiment.


Les cloches du port se mirent à retentir dans l'après midi, affolant les habitants qui n'attendaient pas encore le retour de ses pêcheurs. Pour cause, un énorme navire avec des voiles noires fit son apparition au large, créant la panique dans la ville. Ceux qui possédaient des chevaux prirent leurs richesses pour s'en aller, d'autres se planquèrent dans leur maison en espérant qu'elles disparaissent miraculeusement de la vue de tous, et le reste prit les armes à disposition dans l'espoir de défendre leurs biens et leur famille. Ce fut un véritable massacre, la ville fut mise à sac et à sang, les hommes tués, les enfants mutilés, les femmes violées, un traumatisme pour le peu de survivants qui se fit embarquer sur le navire en guise d'esclave. Saoirse en faisait partie et son caractère fort et indépendant, beaucoup plus belliqueux depuis qu'elle avait vu son père se faire tuer, lui valut un nombre largement supérieur de punitions et de coups. Elle eut toutefois la chance, dans son malheur, d'attirer les faveurs du second qui lui évita maintes fois de passer par dessus bord. Le voyage dura quelques mois avant que des navires anglais n'interceptent les pirates et ne coulent leur bâtiment. Ils furent pendus et les esclaves libérés, mais sur les terres anglaise, et une fois de plus Saoirse se retrouva livrée à elle-même dans un univers qu'elle ne connaissait pas avec des souvenirs beaucoup trop violents pour une jeune fille, aussi forte soit-elle.


Saoirse avait 19 ans quand elle rencontra celle qui allait un peu plus démolir son esprit. Elisabeth était magnifique, le sourire toujours pendu aux lèvres, avec une grâce défiant n'importe quelle noble de Londres. Elle avait du répondant, était cultivée et drôle, savait faire preuve de manière et de prestance, elle était tout bonnement parfaite. Saoirse, qui s'était faite engager dans une maison de la haute bourgeoisie comme servante, la rencontra un après-midi ensoleillé. La maîtresse de maison avait invité Elisabeth à prendre le thé pour des affaires financières et Saoirse lui avait tapé directement dans l'oeil tandis qu'elle s'occupait de remplir leurs tasses dès qu'elles étaient vides. Elles commencèrent à se voir après le travail de Saoirse, discutant de longues heures durant sur la politique du pays, l'Histoire des terres britanniques et d'autres potins un peu plus commères. Petit à petit, Elisabeth resserrait son emprise sur la jeune Lane qui ne voulait pas laisser échapper ce semblant de normalité qui revenait dans sa vie. Pire encore, elle était tombée amoureuse de la femme au sourire radieux. Un sourire tellement radieux qu'elle n'aurait pu imaginer un seul instant qu'elle relevait en réalité d'une créature du diable.

Leur relation, secrète puisque interdite par la religion à l'époque, se fit des plus douces au début. Et puis petit à petit, Elisabeth changea de comportement. Elle devenait exigeante, violente, autoritaire. Lorsque Saoirse faisait quelque chose qui lui déplaisait, le regard de la vampire était plus cruel que n'importe quel coup qu'elle aurait pu lui mettre. Mais bientôt ces derniers se joignirent à la danse. Elisabeth avait assez joué de cet objet qu'était Saoirse et commençait à se lasser, alors elle intensifia le jeu. Elle en fit bientôt l'objet de tous ses caprices, lui infligeant tortures sur tortures, abusant de son amour pour elle mais surtout d'hypnose pour empêcher toute tentative de rébellion ou de départ, voir de dénonciation à l'Eglise. Le syndrome de Stockholm n'avait pas encore été inventé que Saoirse en était une victime. Elisabeth brisa entièrement son esprit, se l'appropriant, le modelant à sa façon pour que Saoirse soit complètement sous son emprise. Et lorsqu'elle fut certaine que la jeune femme n'avait plus aucune once de lucidité en elle, elle lui arracha son âme.

La transformation de Saoirse eut lieu peu de temps après sa rencontre avec Elisabeth, quelques mois tout au plus. La vampire lui avait vendu ça comme un don du ciel, comme un présent offert à ceux qui avaient eu le courage de défier ce Dieu orgueilleux dont les Eglises vantaient tant les pouvoirs. Saoirse avait eu une éducation chrétienne mais aurait tout abandonné pour Elisabeth, et elle lui offrit sa vie. Littéralement. Et comme par miracle, une fois que Saoirse fut transformée en créature de la nuit, Elisabeth redevint avec elle la femme charmante qu'elle était à leur rencontre. Elle se montrait protectrice et patiente avec son amante, la rééduquant entièrement, lui faisant oublier le moindre précepte qu'elle avait pu avoir de son vivant pour les remplacer par les siens. De l'orgueil, de la prestance, de la haine profonde pour les humains qu'il fallait massacrer lentement et avec plaisir. L'esprit préalablement effacé de Saoirse se calqua sur celui de sa maîtresse et elle en devint une pâle copie, sanguinaire, manipulatrice et cruelle.

Les deux femmes vécurent et voyagèrent près de 175 ans ensemble, posant finalement leurs valises sur le même continent que Downside sans jamais y mettre les pieds pour autant. Elles auraient pu y passer si un groupe de chasseur ne s'était pas mis en tête de les traquer à cause de la réputation d'Elisabeth dans la société surnaturelle du monde. Mais le jour où ils arrivèrent enfin à leur mettre la main dessus, contre toute attente, Elisabeth se sacrifia pour sauver Saoirse. Elle lui donna de l'avance, très maigre, tellement courte que Saoirse crut voir et entendre son amante mourir sur ses yeux. Une de plus, aussi nocive eut-elle été, qui s'envolait pour l'abandonner à la vie. Mais si la première fois Saoirse avait encore toute sa tête pour réfléchir, à cette époque elle n'était plus en état de s'occuper d'elle-même correctement. Elle avait passé près de 175 ans à obéir à une femme qui la contrôlait de A à Z et sans elle, elle était complètement perdue. Et pourtant, tout au fond, une étincelle de vie la poussait à fuir pour sa vie. A continuer malgré qu'elle se retrouve toute seule. Pendant plus de 25 ans, elle traversa le pays en long, en large et en travers, éliminant ou faisant abandonner chaque chasseur qui lui courait après. Jusqu'à ce qu'elle tombe sur lui. Il était vieux, expérimenté, et il poursuivait une idéologie menée par la haine des vampires qui fut plus forte que l'impulsivité de Saoirse. Mais plutôt que de la tuer, il la vendit à un laboratoire de Downside qui la rendit à sa condition première, la pire, l'humanité.


Saoirse passa 1 an à subir des tests et des expérimentations, traitée comme un animal de laboratoire sans aucun égard, à devoir réapprendre à vivre sans ses facultés de vampire. Elle n'était que marchandise vouée à changer de propriétaire lorsque le moment serait venu. Jour et nuit elle était branchée à des appareils, examinée, observée. Quelque part, toute cette mascarade était encore pire que lorsqu'elle se faisait torturer par Elisabeth parce que, au moins, cette dernière s'intéressait à elle. Ici, on ne s'intéressait qu'à ce qu'elle pouvait apporter à la science, en matière d'avancée mais aussi en matière d'argent. 100 000 dollars, c'est le prix qu'on mit à son achat. Au moins aujourd'hui elle savait qu'elle valait le prix d'une Audi A8. Mais alors franchement elle ne savait pas si elle devait se sentir fière ou vexée, c'était dur de constater à combien les autres pouvaient élever le prix de votre vie. L'avantage, c'était qu'elle avait été vendue à un vieux peintre en dépression, qui s'avérait être bienveillant. Lucas s'ennuyait dans sa vie et avait craqué sur Saoirse à cause de ses longs cheveux roux et de ses grands yeux verts, très semblables à ceux de sa fille, un souvenir qui remontait à une époque bien trop lointaine. Il buvait son sang avec modération, était attentionné avec elle et lui achetait tout ce qu'elle voulait, elle avait sa propre chambre -une véritable chambre, pas une cellule grise- au coeur d'une maison très moderne au trois quart murée par des baies vitrées qui laissaient pénétrer la lumière pendant la journée. Pour la première fois depuis des années qu'elle n'avait jamais compté, quelqu'un lui offrait un peu de douceur et de gentillesse en ce monde. Et comme toutes les fois ou le bonheur revenait vers elle, cette personne lui fut arrachée. Lucas avait fini par se lasser bien trop violemment de son immortalité et un jour, alors qu'elle rentrait d'une promenade nocturne, elle avait retrouvé son corps grisé dans son fauteuil favoris, un pieu dans le coeur. Il avait laissé une note qui expliquait son suicide, des excuses pour Saoirse, ainsi qu'un tableau d'elle comme dernier présent, mais aussi un testament qui la désignait comme héritière de toute sa fortune. Concrètement, avec l'argent qu'elle avait reçu de son ancien maître, Saoirse n'avait pas besoin de travailler. Mais elle sentait que si elle ne faisait rien et ne voyait personne, elle allait finir comme lui. Sans oublier qu'elle n'omettait pas l'importance de sa nature, et il était hors de question qu'elle se fasse encore enfermer quelque part, persuadée qu'elle n'y survivrait pas. Elisabeth disait toujours que le meilleur moyen de se fondre dans la populace était d'imiter la populace, alors Saoirse se mêla à la populace. L'appréhension de se faire attraper, par n'importe qui, était omniprésente mais ce sentiment d'insécurité s'oubliait majoritairement face à la folie de la jeune femme qui perdait de plus en plus pied à mesure qu'elle réalisait sa solitude. Elle fuyait la captivité mais n'avait jamais connu autre chose que ça, et maintenant qu'elle était livrée à elle-même, incapable de prendre soin d'elle, elle plongeait tête la première dans les abîmes.