Très tôt, le corps d’Erwan a été ainsi délesté de toute humanité, quand l’image de sa mère, magnifique poupée de porcelaine, s’est lentement consumée dans les flammes, lui calcinant un pan du cœur et lui pétrifiant la mémoire. La maison s’était réduite en un tas de cendres, alors que son père, dans des cris d’agonie et de supplications, s’éteignait en portant tout contre son cœur, le corps de l’âme qui avait partagé sa frêle existence pendant plus de vingt années. Erwan était sorti quelques minutes plus tôt, accompagné de sa petite soeur. Le chagrin n’a pas à se parer de grandes déclarations, il se suffit à lui-même et c’est un sentiment intime qu’il a préféré garder pour lui, afin de graver dans sa mémoire ce jour funeste et toute la rage qui l’a épris, à l’effigie de la puissante déflagration qui lui avait tout pris. Bercé par les sanglots de sa jeune soeur, il dévisageait un à un les vampires sortant de la demeure, le sourire fier aux lèvres, celui qui couvre une victoire et une amère satisfaction. Leurs voix brisaient le silence dans des rires rocailleux, se vantant d’avoir anéanti la terrible famille ancestrale des Jones. Des chasseurs de vampires affirmés, digne d’une famille royale sans les artifices et la richesse que l’on cédait volontiers aux pleutres et aux dirigeants véreux.
Il ravalait sa salive, ce petit bout d’homme, il relevait le menton alors que la fumée corrosive lui irritait la rétine, que l’émotion affluait dans sa poitrine, remontant dans sa gorge. Dont le chagrin menaçait de briser ce petit être qui tentait vainement de rester debout. Sa main s’était serrée sur celle de sa cadette avec une telle force, que l’on pouvait se méprendre sur l’origine des sanglots et des cris de la jeune demoiselle.
Est-il possible de vivre avec un cœur aussi gonflé d’absence ?
La réponse est non. On survit. Il ne s’était pas relevé, parce qu’il ne s’était pas écroulé. Il avait continué l’entrainement intensif que l’on réservait aux chasseurs de sa lignée, entrainant sa sœur et l’endurcissant au maximum pour éviter d’avoir à surmonter un énième deuil. Des années passèrent depuis l’incendie, depuis le sang et les pleurs, depuis la terreur et la colère. Et il remontait progressivement la piste du vampire responsable de la mort de ses parents. Il anéantissait chaque vampire considéré comme l’élite, un vampire de sang noble… les dirigeants. Parce que quand un mal gangrène le monde, il faut le couper à la racine. Les vermines des bas-fonds et pourrissant les rues ne sont que des pantins articulés qui errent sans but précis.
Le jour tant attendu était arrivé, lorsqu’il se présenta devant le vampire qui avait anéanti sa vie et détruit sa famille, ce dernier ne cilla pas. Erwan s’était surpris à ressentir une légère déception, malgré le sourire narquois du plus vieux. Il lui avait fallut toute une vie pour remonter jusqu’à lui et tenter de venger ses parents en faisant couler le sang de leur bourreau, mais c’était sans compter le vil piège dans lequel il était tombé. Il n’avait pas été épargné par hasard, la jeune femme… hypnotisée par l’aura que ce garnement possédait déjà lors de sa plus tendre enfance, avait tout mis en place pour le voir grandir et veiller sur lui afin qu’il puisse la rencontrer en temps et en heure. Il se rappelait son rire et les compliments, il se rappelait le chant et la musique… l’odeur du sang et la douleur. Il se rappelait surtout son cœur qui ralentissait lorsqu’elle s’était rapprochée, de la main glacée touchant sa peau et caressant son visage de mille excès. De l’étreinte fallacieuse et délicieuse de la mort qui lui avait été offerte. Il avait marché sans le savoir dans les desseins de ce monstre qu’il avait voué à une mort certaine… Il avait été manipulé, lésé et abusé. Et n’avait pas eu la force ni l’honneur de rendre l’hommage mérité à ses parents.
Voler ce qu'une personne a de plus précieux... corrompre sa vie selon son caprice... Ce qu’elle avait fait est à l’image même de ce qu’il y a de plus écœurant dans la nature des vampires. Ils jouaient les humains, les gentils et clamaient être dotés de sentiments nobles, aux émotions exacerbées… mais ils ne versent jamais aucune larme.
« Il est interdit de changer en vampires les humains qui ne le désirent pas. »
C’est le crime que les vampires ne pouvaient pas commettre. Le seul qui régissait leur existence et instaurait la paix entre les hommes et ces bêtes infâmes qui se prétendaient prédateurs par nature. Une règle qui a uni les plus grandes familles aristocratiques de vampires à celle ancestrale des Jones. La seule qui endiguait leur haine et justifiait leur existence et la complaisance des uns par rapport aux autres. Mais ce serment fut rompu. Et lorsqu’il ouvrit les yeux, la soif s’était abattue sur lui comme le plus horrible des châtiments.
Chaque homme transformé était confronté à un choix : vivre ou mourir. Mais pour survivre, il y avait un prix à payer… pour une famille de chasseur aussi renommée, le prix était exorbitant, c’est son âme qu’il léguait aux flammes cette fois, dans les souvenirs brumeux et calcinés d’une famille qu’il ne pourrait jamais plus rejoindre. Il ne pouvait plier et se soumettre à la faiblesse d’une mort, sans avoir honoré la promesse muette faite à sa famille. Il voulait tromper la mort sans rompre son pacte, un chasseur transformé devait mettre un terme à sa vie, mais il ne pouvait décemment mourir sans avoir vengé ses parents et encore moins en laissant sa sœur entre les griffes d’un monde aussi corrompu et infesté de ces pourritures.
Il se fit ainsi passer pour mort auprès du dernier membre de sa famille, partant en quête d’un moyen de contourner son état. Il avait eu vent des dernières découvertes concernant le remède que l’on offrait aux vampires voulant redevenir humain. Mais il n’était pas dupe au point de croire que les effets secondaires étaient bénins. Il ne voulait pas vivre, son temps était compté, le compte à rebours était lancé, il était prêt à mourir, mais avant cela… il avait une tâche à accomplir.
Un chercheur lui offrit son aide en lui fournissant des pilules de sang artificiel. Ces dernières comblaient le déficit de sang que son organisme exigeait. Mais il savait très bien que c’était temporaire. Lorsque le laboratoire fut incendié et les chercheurs massacrés, il s’était retrouvé démuni avec le peu de stock qu’il possédait désormais. Quelques pilules à peine, il lui était hors de question de se nourrir de sang. Il ne voulait pas s’abaisser à leur hauteur, trahir ses convictions et ses croyances juste pour combler un désir égoïste. C’est pourquoi il s’était dirigé vers Downside, où les chercheurs se multipliaient. Il comptait bien y trouver certaines âmes charitables capables de reproduire, voire d’améliorer ses pilules miracles qui repoussaient sa transformation et lui permettaient de garder sa part d’humanité.
Arrivé sur ces terres, il sait que ses jours sont comptés. Un seul objectif : le tuer. Mais par précaution, il s’est associé à un chasseur de la ville pour créer ce que l’on nomme « l’école de chasseur ». Cette institution a pour but de former les jeunes humains et de leur apprendre à se battre et se défendre. Il n’a aucune succession par le sang, il allait l’offrir par les armes. Très dur et vindicatif, il se fait néanmoins respecter par ses cadets et est très apprécié. Il dissimule pourtant son terrible fardeau qui le plonge dans un espace entre deux mondes. Il n’était pas question que l’on découvre qu’il était rongé par la soif et était susceptible de se transformer en vampire à tout moment.
Les vampires s’étaient octroyés le droit de lui arracher sa famille, ils s’étaient ensuite offert le plaisir de lui dérober son humanité… il était temps de leur rendre la politesse.