Il est instable, entre vampire et homme, il ne sait plus où est sa véritable identité. Il est impulsif et joueur, assez narquois et cynique. Il n’hésite pas à plaisanter à la moindre occasion sans vraiment faire attention à l’impact de ses paroles. Il est gauche, plus adolescent qu’adulte malgré ses grandes connaissances et son expérience. Il ne montre pas facilement quand il va mal, et nourrit en secret un plan de vengeance envers la femme qui lui a tout offert et qui lui avait tout repris. Il comptait bien la remercier comme il le devait. Il est une bonne source de renseignement, ayant fréquenté les grandes familles aristocrates des vampires.

Premier souffle

On ne m’a pas accordé la naïveté et l’innocence que l’on concède volontiers aux enfants. Orphelin, je n’ai jamais eu l’opportunité de connaître véritablement mes origines, on dit souvent que l’on est défini par nos racines, et que notre comportement ne résulte que d’un agencement chimique entre deux êtres. Je ne peux confirmer cette thèse, et j’espère sincèrement que mon père était un sacré salopard et ma mère une grande naïve. Il me faudrait les qualités que l’on loue volontiers aux bâtards du monde d’en bas, la fragilité d’une conscience, et l’amertume nécessaire pour les insurgés. Je n’ai pas hérité d’énormément de qualités, ils m’ont légué, en plus de la pauvreté et de ma gueule de nourrisson à peine né, cette fragile santé qui m’a coûté cette putain de vie. La peste noire ravage bien des peuples, les hommes succombent par centaine, et je revois encore le sang sombre et la pénombre nous emporter, rendant la fièvre angélique et les douleurs similaires à des caresses mesquines. J’ai prié un dieu auquel je n’ai jamais cru, de me céder une chance à laquelle je n’ai jamais pu prétendre. 22 piges, tu comprends ? Comment tu peux te résoudre à crever alors que tu n’as pas encore commencé à vivre ? Et puis, elle est arrivée. Ténébreuse, sa robe flamboyante contrastait avec les vêtements jaunis des médecins. Ses courbes généreuses avec les corps cadavériques de mes comparses. Je pensais rêver. Sérieusement, qui pourrait croire qu’une femme aussi sophistiquée puisse s’aventurer dans un tel taudis ? Plus encore, s’intéresser au gosse que j’étais, amaigri par la maladie et enlaidit par le manque de nourriture ?

Je me rappelle ses boucles brunes tombant en cascade sur ses épaules nues, son sourire rassurant et la peau fraiche de sa main sur mon front brûlant. Elle m’avait murmuré quelques mots… Quelques paroles dont le sens m’échappe encore. Je me rappelle juste avoir acquiescé. Sans broncher, je lui vouais le reste de ma pauvre vie, si elle m’accordait encore une seule attention. Elle me fit boire le liquide âcre qui me fit cracher mes tripes. Et puis déposa un chaste baiser sur mes lèvres gercées. Illusion ou fantasmes d’un mourant, qu’importe, je me rappelle juste l’euphorie ressentie avant de pousser mon dernier souffle.

Second souffle

L’air s’est intriqué dans mes poumons et m’arracha aux ténèbres avec violence. Je sentais ma peau être déchirée par des milliers d’éclats de verre, ma cage thoracique se soulever, mes muscles gonfler. Un nouveau souffle, une nouvelle vie. J’ouvris en grand les yeux et compris après plusieurs semaines à ses côtés, qu’elle m’avait offert le don de l’immortalité. Buveur de sang, je me fichais pas mal de la morale : elle ne m’avait pas sorti de mon merdier. Je n’avais jamais eu la chance de vivre, jamais eu aucune chance de connaître ce que tout enfant a droit de connaître, alors j’allais tout m’accaparer.

L’ère change rapidement, et mon idylle touche vite à sa fin. Il est risible de comprendre que vous n’étiez qu’un pion sur l’immense échiquier de la vie. Faut croire que ma dette n’était pas payée, et qu’il était temps de raquer. Elle m’a appelé, cette belle brune au sourire ravageur. On s’est installé dans cette charmante bourgade de Downside, le sang humain se faisait rare et les vampires de la haute étaient fébriles. Elle était riche, un millénaire à son actif, une autorité qui hypnotisait les gars comme moi. Je n’ai pas vu son coup venir, lorsqu’elle me demande ce service. Elle m’injecte le produit, elle s’excuse du bout des lèvres, mais son sourire dément ses paroles. Ses gestes rendent le tout acerbe. Je m’écroule, et à mon réveil… Je ne suis plus rien. Enfermé dans un cachot, comme du vulgaire bétail, j’attends patiemment que la chasse commence. Elle a fait de moi un vampire et m’a accordé la grâce d’une renaissance… pour finir par tout me reprendre. La faim avait eu raison de ses quelques sentiments, si elle en avait eu un jour. Homiféré, ce nom est stupide. Nous ne faisons plus partie de la race des vampires, cela ne faisait pas non plus de nous des humains. Juste du bétail. Réduit à un simple groupe sanguin, parfois aromatisé, parfois agrémenté.

Troisième souffle

Je ne me suis pas apitoyé, j’ai laissé cet épisode pour l’époque où la peste m’avait déjà condamné. Non, dans l’ombre de ma cellule, j’ai attendu. J’ai ruminé ma rage. J’ai échafaudé mes plans. Elle ne sait pas à quel point je la connais, à quel point j’ai étudié ses habitudes durant ces dernières années. Je connais ses lubies, ses plus noirs secrets, ses amours effarouchés, ses faiblesses. Ses aspirations stupides. Tout ce que j’ai l’intention d’utiliser contre elle. Lors d’une chasse à l’homiféré, je profite de mon escale pour m’enfuir. À ma grande surprise, lorsque je dépasse les bornes de la propriété de cette femme qui ne mérite même pas que je la nomme, un chasseur me vient en aide. Je respire enfin l’air d’un semblant de liberté. Et je comprends seulement que je viens juste de commencer à vivre.

Sentant la douleur qui lui transperçait les orbites, Pedro dut s’obliger à détourner les yeux. Et à les clore quelques instants.
Un temps. Il battit des paupières plusieurs fois, chassant les quelques taches de soleil qui obscurcissaient sa vision. Releva les yeux presque inconsciemment. Avant de les rabattre vers le sol d’un geste brusque.
Il sentait la gêne qui s’écoulait de son visage pour venir imbiber tout son corps. À ce niveau-là, c’était difficile d’être moins discret. 120… 30… 31 ? Dans ces eaux-là. Il avait perdu le fil. Environ 130 ans à son actif, une prédisposition supposée pour la chasse et comme un abruti, il ne parvenait pas à s’empêcher de fixer le soleil. La bouche entrouverte. Parce qu’il était si con que ça apparemment.
Maigre tentative de se redonner un semblant de contenance, il feignit de se racler la gorge, se frotta le visage de sa main gauche, prit une grande inspiration, avant de détaler de la manière la plus naturelle possible. Insupportablement lentement donc, parce qu’il ne pouvait raisonnablement pas se mettre à courir en pleine rue, peu importe à quel point il en avait envie. En d’autres termes : il marchait rapidement.

Il était pathétique. Il haïssait ça. Et comment dire que, juste pathétique, c’était déjà un progrès ?
La première fois qu’il avait vu le soleil en plus d’un siècle, il avait fondu en larmes.
Voilà. On en était là.
Ça faisait quelque temps tout de même.
Mais il se sentait malade. Ou peut-être que c’était juste l’inconfort qui lui brûlait l’estomac. Il avait la gorge sèche.
Il accéléra le pas. Il n’était plus très loin de toute façon. C’était super simple, il voulait juste faire une commission. C’était 10 minutes à l’aller et 10 minutes au retour. Un an plus tôt, il aurait pu tuer quelqu’un avec deux doigts, il était encore capable d’aller acheter du lait.
Étrangement, cette comparaison ne parvint pas à lui remonter le moral. Il était bel et bien révolu, le temps où la mise en perspective de sa situation suffisait à le faire se sentir puissant. Alors qu’à présent… Non. Ça n’était définitivement pas un bon sujet de réflexion pour une marche en public. Il soupira. Il avait la gorge sèche et ça le mettait mal à l’aise.
Il n’aimait pas avoir soif. Ça lui rappelait trop… L’autre soif. Enfin, quitte à les comparer, pour lui, c’était un peu plus comme de la faim. Un manque ? Un besoin ? Tout à la fois.
Et pour ne rien arranger, il faisait particulièrement chaud aujourd’hui. Ou est-ce que c’était juste lui ? Les quelque passants qu’il pouvait apercevoir ne lui semblaient pas particulièrement réactifs. Il y avait beaucoup de soleil en tout cas. Et il n’aimait pas ça. Peut-être qu’il aurait dû reporter son expédition. Il ne se sentait pas à sa place dehors. Il déglutit et serra la mâchoire.
Il avait envie de s’asseoir.

Et s’il y avait bien une chose, une seule chose qu’il avait réussi à faire rentrer dans son foutu crâne, une chose qui lui donnait des envies de meurtre et qui, à chaque putain de battement de son putain de cœur, renouvelait son besoin de retrouver sa créatrice et de lui faire ravaler son sourire, de lui retourner les ongles, de lui… Bref, si après tout cela, il restait bien une chose, c’était que, désormais, il ne pouvait pas se permettre de ne pas être, ne serait-ce qu’un instant, à l’écoute de son propre corps. Alors, avec une rage grandissante, il balaya les environs d’un coup d’œil, tentant d’ignorer le fait qu’il pouvait voir l’échoppe qui l’intéressait à moins de 100 mètres, localisa la première ruelle sombre qu’il put, s’engagea dans un renfoncement de mur, s’assit à même le sol et laissa échapper une expiration un peu trop vocale pour ne pas être un soupir dissimulé.
Laissant reposer son front contre la pierre, il tenta de se raccrocher à sa colère, parce que, humilié, qu’est-ce qu’il avait d’autre, au juste, pour lutter contre une faiblesse qu’il savait passagère ?
Il sentit un rictus fatigué lui étirer les lèvres. Encore une superbe journée qui commençait.